Gilles Babinet, vous venez de publier un livre qui explique que la révolution en cours est à la fois productive, sociale et anthropologique. Quelles sont ses conséquences actuelles sur les organisations ?
Les conséquences sont avant tout managériales. Les entreprises de type digitales sont plus décentralisées, plus plates et valorisent plus le capital humain des collaborateurs. Elles peuvent faire cela à la hiérarchie se substitue la transparence et la synchronisation qu’induisent les plateformes.
Mais ce sont des ruptures assez brutales et les entreprises innovantes sont très différentes des entreprises traditionnelles. Lorsque je rencontre les CEO d’entreprises du CAC 40 qui me demande « comment faut-il engager une transition digitale ? », je les interpelle en leur demandant s’ils sont prêts à mettre leurs bureaux au milieu d’un open space entourés de leurs collaborateurs ? C’est une allégorie évidemment, mais elle illustre bien le choc systémique que représente le management de demain.
La différence de culture est donc tangible, quelle que soit la taille de l’entreprise. Je crois que les grands groupes vont avoir des difficultés à adopter ces modèles tant leur culture managériale, issue du XXème siècle, est forte. Pour les ETI et grosses PME, ce sera sans doute plus facile. Pour autant, la question qui me reste à la fin de l’écriture de ce livre est un doute : les entreprises traditionnelles vont-elles arriver à conduire leur transition ?
Selon les secteurs, je crois que les entreprises ne pourront plus faire l’économie d’engager leur transition numérique. Cela sera très lié à la personnalité des dirigeants des entreprises. Le doigté managérial sera déterminant. La capacité à promouvoir les talents en interne, à installer des mécanismes de formation intelligents, à aller chercher sur les marchés mondiaux les compétences pertinentes sera déterminant.
Le passage de l’entreprise tayloriste à l’entreprise plateforme requiert à la fois technologie et changement de culture. Quels sont, pour un dirigeant, les éléments à prendre en compte pour initier une démarche de transition ?
La première chose, c’est d’avoir une volonté irrévocable. Beaucoup de dirigeants sont très enthousiasmés, puis recrutent un CDO et… le laissent s’en occuper seul. Cela ne fonctionne pas ainsi. Il faut un courage managérial énorme pour dire : « il n’y a plus de direction du marketing, mais du marketing au sein des produits. Il n’y a plus que des modes projets organisés autour du client, ou encore il faut modifier les hiérarchies en promouvant des personnes qui ne sont pas au sommet ». Ce sont des grosses ruptures.
Mais je crois que la première chose est la capacité à se mettre en posture de risque et d’acceptation de l’échec. Les entreprises qui arrivent à faire cela sont rares. Volonté et culture du risque et de l’innovation sont plus des variables d’état d’esprit et de stratégie que d’implémentation technique.
Il y a je crois deux enjeux, indissociables l’un de l’autre : l’un est industriel et un l’autre managérial, qui revient à former les gens ; en fait, initier un système de données en mode plateforme et modifier les processus décisionnels dans l’entreprise.
Culture du pitch, design thinking, pilotage par analytics… Pour une ¨PME ou une ETI, comment migrer vers le management « ambidextre » des organisations digitales ?
Dans la dernière partie de mon livre, je suggère un modèle de transformation. Pour des PME ou ETI, former le dirigeant est impératif. Beaucoup de dirigeants pensent que ce n’est pas pour eux, alors que ce sont les premiers concernés dans l’entreprise. Ensuite, cela se diffuse dans l’entreprise.
Il y a certaines choses à ne surtout pas faire, comme nommer un CDO, le laisser s’occuper des réseaux sociaux et lui interdire de toucher aux métiers. Cela revient à ne pas lui donner une mission qu’il n’aura pas les moyens de remplir.
A ne pas faire non plus, mettre son innovation au cœur des processus de production. Il faut lui donner de la respiration, sinon, elle se fait « cannibaliser »par les processus traditionnels. C’est la théorie du virus que je décris dans le livre.
Avec une innovation trop isolée, les gens qui restent au sein de l’organisation « traditionnelle » vont se sentir ostracisés. Si celle-ci est trop proche des processus traditionnels, elle va se faire au contraire cannibaliser. Il faut donc une vraie subtilité dans le management pour y arriver.
De la même manière, le projet industriel et le projet managérial doivent être débattus. Il me semble que c’est souvent ce qui fait que cela marche ou pas. Il faut du consensus en interne, pour que le projet de transformation digitale soit partagé.