Luc Ferry: « il faudrait placer la réflexion sur l’innovation au cœur de la question politique »

 

Luc Ferry

Vous enseignez sur la 3° Révolution industrielle, sous l’intitulé : Penser le XXI° Siècle. Au-delà de vos divergences d’interprétation avec Jéremy Rifkin, quels sont pour vous les principaux enjeux économiques de cette nouvelle phase du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés ?

Nous vivons, en effet, la troisième révolution industrielle, celle du numérique et de l’intelligence artificielle. Elle a deux retombées majeures, avec des conséquences économiques gigantesques : d’un côté la technomédecine, de l’autre l’économie « collaborative », avec Airbnb, Blablacar, Uber, etc. Un idéologue américain, Jeremy Rifkin, prétend qu’on entre dans  l’âge du partage, de l’accès, de la fin de la propriété, du profit et du capitalisme. Pure imposture intellectuelle ! C’est tout l’inverse. Nous vivons une dérégulation massive. Les hôteliers en concurrence avec Airbnb ont des salariés, des charges sociales, des normes incendie, handicap, etc. Les particuliers n’ont pas ces obligations, ce qui crée une situation de concurrence déloyale qu’il va falloir réguler.

Nous n’allons pas vers la fin du capitalisme, mais vers un super-capitalisme accompagné de superprofits, de dérégulation, de marchandisation et de dumping social. Les avantages sont énormes, les dangers aussi.  Quel modèle politique de régulation souhaitons-nous mettre en place ? Il serait à mon sens absurde d’interdire des initiatives nouvelles qui rendent des services incontestables. Il faudra trouver des compromis justes. Mais il faudra aussi mettre en place une protection sociale du travailleur indépendant. La création du compte personnel d’activité me paraît une bonne idée. Il s’agit d’attacher enfin  les droits sociaux au travailleur, pas à son seul contrat de travail. Dans le mouvement incessant de création-destruction des emplois que la troisième révolution industrielle va accélérer, il est urgent de comprendre que ce sont les personnes qu’il faut protéger, pas les « postes ».

Vous mettez l’accent sur l’importance pour demain, de la régulation, notamment dans le domaine des NBIC. Si Prométhée était aujourd’hui directeur de l’innovation, quelle figure de la mythologie pourrait l’accompagner dans la régulation de ses activités ?

Comment choisir dans ces potentialités offertes à l’humanité ? Il faudra sûrement le faire, mais réguler sera très difficile pour trois raisons : les nouvelles technologies sont très complexes,  ultra-rapides et  qui plus est mondialisées ce qui rend les législations nationales obsolètes. La technorévolution fera alors exploser le tourisme médical. Seule une régulation européenne, voire mondiale, peut avoir un sens.

La Commission et le Parlement européens se sont déjà saisis du problème, dans deux grands rapports consacrés au tranhumanisme et aux NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et cognitivisme), mais sans connexion avec les Etats nationaux, rien ne sera possible. A l’échelle de la France, il faudrait placer  la réflexion sur l’innovation au cœur de la question politique. Pour le moment, les GAFA (Google, Apple, Amazon et Facebook) sont tous américains. C’est toujours avec un temps de retard que l’Europe découvre les problèmes posés par la troisième révolution industrielle. C’est pour tenter de les faire comprendre et tirer la sonnette d’alarme que j’ai écrit mon livre sur la révolution transhumaniste.

Vous avez publié il y a quelques mois avec Clotilde Bruneau et Giuseppe Baiguera  le premier volet d’une série de Bandes Dessinées sur les mythes grecs. Quels liens peut-on faire entre le mythe de Prométhée et les révolutions industrielles ?

Le mythe de Prométhée, par exemple, tel qu’il est exposé par Platon,  est à l’origine d’une idée géniale, l’idée moderne de liberté. Après avoir gagné la guerre contre les Titans, l’Olympe est trop calme et les dieux commencent à s’ennuyer. Pour les distraire, Zeus demande à Prométhée de créer les mortels.

Avec eux, par le jeu des générations, il y aura à nouveau de la vie, de l’histoire, des êtres à aimer et à punir. Prométhée, dont le nom signifie « celui qui pense en avance », va se mettre à la tâche, quand son frère Epiméthée, « celui qui réfléchit après coup », le supplie de le laisser se faire la main sur les animaux. Avec de la terre et de l’eau, il façonne des figurines, des archétypes des espèces animales auxquelles il attribue des places spécifiques : les oiseaux dans les cieux, les poissons dans l’eau, les mammifères sur la terre ou sous elle, comme les taupes, etc. Et il leur accorde des dons particuliers : griffes, ailes, nageoires, fourrure pour lutter contre le froid, carapace pour les plus lents, etc.

Finalement, il construit un écosystème parfait…sauf qu’il ne reste rien, ni archétype, ni dons, ni place spécifique pour les humains ! Ils naissent tout nus, sans ailes, sans griffes, ni fourrure, ni carapaces. Ils nagent mal, ne courent pas très vite, ne volent pas. Or c’est précisément parce que l’homme n’est rien, qu’il va devenir tout : il fabriquera des armes, des vêtements, des maisons, des bateaux et le rêve d’Icare se transformera plus tard en avion.

Pour cela, Prométhée a dérobé le feu chez Héphaïstos et les techniques chez Athéna, faisant au passage de l’être humain la seule espèce vivante capable de dévaster l’ordre cosmique, ce pourquoi il sera puni par Zeus. L’idée que, parce que je ne suis rien de programmé au départ, je peux, et même je dois, inventer librement ma destinée deviendra le thème majeur des philosophies de la liberté, de Rousseau jusqu’à Sartre. Comme Zeus, l’écologie contemporaine voudra punir ce Prométhée déchaîné, stigmatiser la démesure, cette hybris qui caractérise l’espèce humaine depuis qu’elle s’est dotée de la technique. Voilà un  exemple de mythe dont les connotations contemporaines dans la troisième révolution industrielle sont sans fin.