Claude Revel: de l’intérêt général et de la responsabilité de l’entreprise à l’ère numérique

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Claude Revel, Conseillère maître à la cour des comptes et ancienne Déléguée interministérielle à l’intelligence économique

-Vous avez publié au printemps dernier dans le cadre du Cercle Turgot un texte sur l’Intérêt général, en partant du constat que la notion était aujourd’hui quelque peu « ringardisée ». Pourquoi ?

Comme je le dis dans le livre, l’image du concept d’intérêt général est aujourd’hui quelque peu « ringardisée », car elle est associée à une gouvernance rigide, à l’inflation législative et réglementaire et à la multiplication des aides et des impôts. Il a aussi, c’est vrai, trop souvent été capté par une classe, qu’on appellera la nomenklatura, que ce soit comme en ex-URSS ou de manière plus atténuée en France, qui l’a utilisé dans son propre intérêt pour maintenir ses rentes de situation et son pouvoir. Mais le concept a fait l’objet également d’une contre-influence particulièrement professionnelle de la part de la pensée anglo-saxonne dominante, celle du « Consensus de Washington », très libérale. Il n’y a eu alors personne en face pour le défendre.

L’influence a été menée par les organismes internationaux dominés par cette pensée (FMI, Banque mondiale, CDE), par les grands think tanks de Washington relayés par certains en UE. Le comble est qu’aujourd’hui aux Etats-Unis mêmes, une pensée nouvelle est née depuis une vingtaine d’années, notamment chez des anciens de ces organismes, comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, fondée sur plus de recherche du « public good » ou « common good », mais que nous appliquons en France et en Europe comme nombre de doctrines qui sont déjà remises en cause par leurs auteurs.

On pourrait aussi critiquer le libéralisme dévoyé, qui conduit aux mêmes résultats que l’excès d’Etat, à savoir la formation de monopoles, qui tout comme leurs confrères publics, instaurent par tous moyens des situations de rente et dictent leur loi comme les GAFAM. Mais on le dit moins parce que ces monopoles-là sont souvent issus du monde anglo-saxon, dont la pensée est dominante dans les media et les relais d’opinion de la plupart des pays et des organisations internationales économiques depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

-En quoi la révolution numérique et les entreprises qui la mènent posent-elles un défi à l’acception française habituelle du concept d’intérêt général ?

A partir des usages de l’internet, du développement des réseaux sociaux et des moyens financiers monstrueux que leur ont donné la puissance oligopolistique de quelques plateformes comme lieu de circulation de l’information et donc d’attraction de la publicité ainsi que l’utilisation commerciale des données des internautes, avec l’appui des Etats (GAFAM pour les Etats-Unis et BATX pour les Chinois) , les puissances numériques privées jouent habilement avec l’absence ou l’inadaptation des règles et avec une aspiration des individus à la « liberté numérique ».

Celle-ci est en fait très bien canalisée, pour finalement capturer la valeur et servir les intérêts propres de ces grands groupes, commerciaux mais aussi parfois idéologiques. Certains d’entre eux ont des objectifs politiques très pensés, proches de ce qu’on pourrait appeler libertaires, refusent la notion d’Etat, défendent des valeurs fondées sur l’égoïsme et les rapports de force. On revient en fait au droit féodal avec des seigneurs qui vous défendent si vous êtes leurs vassaux et pourraient peu à peu imposer leur vision, sans autre légitimité que leur pouvoir financier et leur connaissance technique prédictive établie sur des milliards de données. Les Etats sont assez lamentables face à eux. Au lieu de s’unir, certains vont jusqu’à nommer un Ambassadeur auprès des GAFAM, car ils défendent tout de même l’intérêt collectif de leurs citoyens. Heureusement, l’Union européenne est en train d’évoluer très vite sur ces sujets, mais elle a besoin des Etats pour la soutenir.

Dans la visée européenne que vous évoquez, que(s)l critère(s) retenir pour placer l’équilibre optimal entre liberté du marché et prise en compte des intérêts stratégiques des citoyens et des Etats ? 

Je les ai définis dans le livre Pour remettre le concept d’intérêt général en phase avec les défis du XXIe siècle tout en en conservant l’essence, il nous semble nécessaire de le réformer en distinguant trois niveaux : la finalité générale de bien commun (philosophique), la doctrine d’emploi qu’est l’intérêt général et ses outils : marché, service public, nationalisation, privatisation… à utiliser avec discernement et de manière dynamique. Une intéressante analyse publiée en novembre 1991 dans la Harvard Business Review montrait que la privatisation peut servir l’intérêt commun comme elle peut lui nuire. Jean Tirole souligne, entre autres, l’importance primordiale de l’incitation individuelle dans la recherche du bien commun[1].

La question du curseur est ensuite essentielle. Qui dit doctrine d’emploi dit critères, pour éviter au maximum la décision arbitraire ou instrumentalisée. Les critères de la potentielle intervention de l’autorité publique seront nécessairement stratégiques, donc liés au long terme et aux éléments vitaux de la collectivité, à savoir sécurité, non dépendance, protection des actifs immatériels (éducation, recherche, santé) nécessaires à la production des richesses, niveau de la solidarité… pour l’affronter. La subsidiarité est un autre critère, d’une part entre Etats et acteurs responsables, d’autre part entre outils. L’outil de fonctionnement naturel est le marché encadré par des règles souples, mais d’autres sont à utiliser quand celui-ci échoue, à l’instar du libéral Royaume Uni qui n’a pas hésité à nationaliser temporairement des banques.

Dans ce contexte, la notion de responsabilité, qui a émergé comme une clé de la gouvernance de l’entreprise, devient un apport très intéressant à la doctrine classique de l’intérêt général. Celle-ci s’accommode parfaitement de l’action d’acteurs privés et associatifs responsables qui expriment leurs intérêts et en même temps contribuent à la recherche du bien commun, à condition qu’ils respectent un cadre de comportement que seule peut mettre en place une autorité publique issue de l’élection, aujourd’hui l’Etat, pour l’instant source majeure de légitimité.

[1] Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016

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