A-CCE-PTA-BI-LI-TE. Puisque ça y est, nous y sommes. Puisque le débat sur l’Intelligence artificielle est sur la place publique, qu’il défraie la chronique et effraie certains chroniqueurs, penchons-nous un instant sur les mots. Emballages, diront certains. Essentiels, répondront d’autres. Il ne s’agit pas de croire naïvement que modifier les mots suffit à changer les choses. Mais tout de même…
C’est un fait, l’IA est fascinante, donc anxiogène. Probablement en partie parce que pour le commun des mortels, l’intelligence est encore ce qui caractérise l’humain. D’autre part, parce que tout ce qui relève de l’artificiel s’avère d’emblée suspect.
Là où les technologies mécaniques et numériques, quoique puissantes, étaient jusqu’à présent présentées comme des outils, l’IA semble, par le terme-même, se hausser d’emblée au niveau de ce que nous, homo sapiens, avons en partage : l’intelligence.
Une quatrième blessure narcissique après Galilée, Darwin et Freud
C’est là que le bat blesse. Va-t-on dès lors infliger à ce pauvre humain que nous sommes une blessure narcissique de plus pour des questions de vocabulaire ? Après celle de Galilée qui décentra la Terre, celle de Darwin, qui remit l’Homme dans la lignée mammifère de l’évolution et celle de Freud qui en fit le jouet de l’inconscient, voici que la machine viendrait déloger la suprématie humaine en matière d’intelligence.
Heureusement, plusieurs spécialistes, comme le data scientist et entrepreneur Rand Hindi lors de la dernière émission Bibliothèque Médicis (Public Sénat) nous rassurent très clairement sur le fond. Qu’elle soit d’ores et déjà faible ou pas encore forte, la technologie qui fournit à des programmes la capacité de traiter massivement de l’information via le deep learning et le big data n’est pas encore assimilable à de l’intelligence, au sens étymologique d’intellĕgĕre,qui signifie discerner, saisir, comprendre.
Artificiel : adj, créé de toutes pièces, inventé, programmé
Du côté de l’artifice, l’étymologie nous explique que l’on est dans le domaine du factice, de ce qui sert à déguiser et à tromper. Il y a en effet peu d’expressions où « l’artificiel » soit connoté positivement, à part peut-être le cœur artificiel, parce qu’il promet une vie plus longue et qu’il s’agit d’un organe physique, n’en déplaise aux plus romantiques. S’opposant au naturel, l’artificiel semble accepté quand il supplée un manque ou un défaut du naturel. Bref, lorsqu’il est de l’ordre de la prothèse. Mais l’appliquer à l’intelligence, tout de même !
Qui « achèterait » de la sympathie artificielle, de l’humour artificiel ou encore du leadership artificiel ? Dès lors l’artificiel ne semble pas ajouter de valeur à la qualité ou au service qu’il qualifie.
Si Charles Baudelaire baptisa son essai « les paradis artificiels », c’était pour évoquer le rôle des drogues dans la création poétique, donc l’action de l’artifice chimique dans l’intelligence humaine. Le propos final étant que le poète véritable n’a pas besoin de drogue pour créer.
En termes d’essais, les réflexions de qualité sur les conceptions opposées de l’Homme augmenté et de l’Homme naturel ne manquent pas actuellement dans les librairies et c’est heureux. Ils posent tous la question ancienne du risque de prédominance de la machine sur l’homme et s’accordent sur le fait qu’il s’agit sans doute là d’une des questions politiques par excellence des décennies à venir, autour desquels les clivages vont s’organiser et ceci à l’échelle mondiale. Les pistes les plus intéressantes font entrer la notion de conscience dans l’équation, comme dans le dernier billet de blog de Gilles Babinet.
Il ne s’agit pas d’entrer ici dans ce débat mais d’en interroger la sémantique. Il semble que la terminologie d’Intelligence Artificielle soit apparue en 1956 et que certains la trouvant inadaptée lui préfèrent le terme d’Informatique Heuristique.
Frankenstein au vestiaire de la communication
Si l’IA a vocation à sortir massivement des laboratoires, il serait en effet peut-être judicieux de la faire passer par le vestiaire de la communication. Ses concepteurs successifs, très fiers à juste titre, ont voulu garder un nom à la hauteur de la promesse qu’elle comporte. Mais lorsque il va falloir la faire accepter par l’ensemble des consommateurs–citoyens, un rebranding de printemps serait sans doute bienvenu.
De même qu’un médicament ou un soda n’est pas mis sur le marché avec sa formule scientifique mais qu’on lui donne un nom évocateur, peut-être faudrait-il dès à présent réfléchir à prénommer l’IA Lia. C’est seyant pour un logiciel ou un programme, mais sans doute trop particulier pour appréhender l’ensemble des technologies auxquelles l’intelligence artificielle se réfère.
L’ordinateur de 2001 Odyssée de l’espace s’appelait Carl, le robot de Star Wars R2D2 et ce qui se rapproche sans doute le plus des craintes que véhicule l’IA dans 1984, Big Brother. Ces trois derniers exemples sont du ressort de la fiction. La réalité mérite tout de même mieux, c’est-à-dire au moins quelques grammes de lettres dans un monde de data.
Pour ma part, s’il fallait très immodestement faire une proposition, je remplacerais le A d’ « Artificielle » par « Assistance », afin de bien montrer que l’humain entend rester le patron. Pour le I, on pourrait garder « intelligence », mais le réattribuer à l’humain. Ce qui pourrait donner : « Assistance Cognitive », ou « Intelligence Complémentaire ».
Le débat public sur le sujet ne fait sans doute que commencer. En France, le Rapport à venir du député Cédric Villani devrait en être un des importants jalons. Il s’appuiera notamment sur une consultation citoyenne. Entre les enjeux économiques, technologiques et éthiques, le sujet pointe un besoin inédit de prospective et requiert à la fois les spécialistes les plus sérieux et les généralistes les plus imaginatifs. Parce que le meilleur de l’intelligence humaine se trouve peut-être finalement là, dans la capacité à lier les deux dans un dépassement créatif.
AB