BIG 2022: Industrie et énergie sous le signe de la métamorphose

bpiinno2022A l’heure de la crise énergétique actuelle, qui s’est accélérée à la suite de la guerre en Ukraine, la France doit se résoudre à diversifier ses sources d’énergie, importer auprès de nouveaux pays et réduire les prix de l’énergie pour faire face à la situation.

En effet, sans mesures rapides et efficaces, les temps sont à la désindustrialisation, aux fermetures et aux délocalisations pour faire face aux coûts croissants de l’énergie.

Tels sont les constats qui ont été posés jeudi dernier au forum BPI Inno Generation à Bercy, dont la 8ème édition était consacrée à la métamorphose, métaphore de la transition sous toutes ses formes, écologique, énergétique, numérique, économique.

Lors de son allocution, le Président Macron a mis l’accent sur le nouveau plan de sobriété énergétique, qui était annoncé par le gouvernement le jour-même, l’accélération du nucléaire et des énergies renouvelables, la volonté d’une réindustrialisation accélérée et d’une décarbonation massive des entreprises les plus polluantes.

Pour se passer du gaz russe, on l’a vu depuis septembre, les réserves de gaz françaises ont été remplies à 90%, les approvisionnements sont diversifiés et des plans de réduction d’énergie sont entrepris.

Au début du conflit en Ukraine, la Russie représentait 41% du gaz dont la France avait besoin. Aujourd’hui elle ne représente plus que 7,5% des importations. Américains et Norvégiens ont pris le relais. Seulement les prix de ces exportations ont explosé. L’Union Européenne demande aujourd’hui que des plafonds de prix soient appliqués pour les entreprises puissent survivre à la crise et que les particuliers ne soient pas impactés non plus par ces hausses excessives.

Aujourd’hui, la crise touche de plein fouet les petites et moyennes entreprises, qui risquent de produire à perte car elles n’amortissent plus leurs coûts de production du fait du prix actuel de l’énergie.

La mesure phare du gouvernent consiste en la création d’un mécanisme d’aide auprès des PME et ETI pour payer l’énergie dès que ces coûts commencent à trop peser sur leurs marges.

Un dispositif de bouclier tarifaire, qui se poursuivra durant l’année 2023, et d’accompagnement pour les entreprises les plus exposées, est donc mis en place actuellement.

Le plan du gouvernement France 2030 prévoit également d’investir 30 milliards d’euros sur 5 ans pour répondre aux défis économiques et industriels, aider à la réindustrialisation et à la décarbonation.

Pour conclure, l’évènement de la BPI n’a pas manqué de rappeler que l’aide à la réindustrialisation, à l’accompagnement à la transition et à la transformation des modèles pouvait passer par la Deeptech, dans le sens où les startups innovantes pouvaient s’allier aux grandes entreprises, aux chercheurs et aux universitaires et aider à transformer les usages et à encourager davantage de numérisation.

Parmi les grands projets de recherche actuels on peut notamment citer l’hydrogène, la recherche sur le stockage d’énergie, les batteries ou encore l’informatique quantique.

Alice Leger

Pour développer l’IA, commençons par l’appeler autrement.

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A-CCE-PTA-BI-LI-TE. Puisque ça y est, nous y sommes.  Puisque le débat sur l’Intelligence artificielle est sur la place publique, qu’il défraie la chronique et effraie certains chroniqueurs, penchons-nous un instant sur les mots. Emballages, diront certains. Essentiels, répondront d’autres. Il ne s’agit pas de croire naïvement que modifier les mots suffit à changer les choses. Mais tout de même…

C’est un fait, l’IA est fascinante, donc anxiogène. Probablement en partie parce que pour le commun des mortels, l’intelligence est encore ce qui caractérise l’humain.  D’autre part, parce que tout ce qui relève de l’artificiel s’avère d’emblée suspect.

Là où les technologies mécaniques et numériques, quoique puissantes, étaient jusqu’à présent présentées comme des outils, l’IA semble, par le terme-même, se hausser d’emblée au niveau de ce que nous, homo sapiens, avons en partage : l’intelligence.

Une quatrième blessure narcissique après Galilée, Darwin et Freud 

C’est là que le bat blesse. Va-t-on dès lors infliger à ce pauvre humain que nous sommes une blessure narcissique de plus pour des questions de vocabulaire ? Après celle de Galilée qui décentra la Terre, celle de Darwin, qui remit l’Homme dans la lignée mammifère de l’évolution et celle de Freud qui en fit le jouet de l’inconscient, voici que la machine viendrait déloger la suprématie humaine en matière d’intelligence.

Heureusement, plusieurs spécialistes, comme le data scientist et entrepreneur Rand Hindi lors de la dernière émission Bibliothèque Médicis (Public Sénat) nous rassurent très clairement sur le fond. Qu’elle soit d’ores et déjà faible ou pas encore forte, la technologie qui fournit à des programmes la capacité de traiter massivement de l’information via le deep learning et le big data n’est pas encore assimilable à de l’intelligence, au sens étymologique d’intellĕgĕre,qui signifie discerner, saisir, comprendre.

Artificiel : adj, créé de toutes pièces, inventé, programmé

Du côté de l’artifice, l’étymologie nous explique que l’on est dans le domaine du factice, de ce qui sert à déguiser et à tromper. Il y a en effet peu d’expressions où « l’artificiel » soit connoté positivement, à part peut-être le cœur artificiel, parce qu’il promet une vie plus longue et qu’il s’agit d’un organe physique, n’en déplaise aux plus romantiques.  S’opposant au naturel, l’artificiel semble accepté quand il supplée un manque ou un défaut du naturel. Bref, lorsqu’il est de l’ordre de la prothèse. Mais l’appliquer à l’intelligence, tout de même !

Qui « achèterait » de la sympathie artificielle, de l’humour artificiel ou encore du leadership artificiel ? Dès lors l’artificiel ne semble pas ajouter de valeur à la qualité ou au service qu’il qualifie.

Si Charles Baudelaire baptisa son essai  « les paradis artificiels », c’était pour évoquer le rôle des drogues dans la création poétique, donc l’action de l’artifice chimique dans l’intelligence humaine. Le propos final étant que le poète véritable n’a pas besoin de drogue pour créer.

En termes d’essais, les réflexions de qualité sur les conceptions opposées de l’Homme augmenté et de l’Homme naturel ne manquent pas actuellement dans les librairies et c’est heureux.  Ils posent tous la question ancienne du risque de prédominance de la machine sur l’homme et s’accordent sur le fait qu’il s’agit sans doute là d’une des questions politiques par excellence des décennies à venir, autour desquels les clivages vont s’organiser et ceci à l’échelle mondiale.  Les pistes les plus intéressantes font entrer la notion de conscience dans l’équation, comme dans le dernier billet de blog de Gilles Babinet.

Il ne s’agit pas d’entrer ici dans ce débat mais d’en interroger la sémantique. Il semble que la terminologie  d’Intelligence Artificielle soit apparue en 1956 et que certains la trouvant inadaptée lui préfèrent le terme d’Informatique  Heuristique.

Frankenstein au vestiaire de la communication

Si l’IA a vocation à sortir massivement des laboratoires, il serait en effet peut-être judicieux de la faire passer par le vestiaire de la communication. Ses concepteurs successifs, très fiers à juste titre, ont voulu garder un nom à la hauteur de la promesse qu’elle comporte. Mais lorsque  il va falloir la faire accepter par l’ensemble des consommateurs–citoyens, un rebranding de printemps serait sans doute bienvenu.

De même qu’un médicament ou un soda n’est pas mis sur le marché avec sa formule scientifique mais qu’on lui donne un nom évocateur, peut-être faudrait-il dès à présent réfléchir à prénommer l’IA Lia.  C’est seyant pour un logiciel ou un programme, mais sans doute trop particulier pour appréhender l’ensemble des technologies auxquelles l’intelligence artificielle se réfère.

L’ordinateur de 2001 Odyssée de l’espace s’appelait Carl, le robot de Star Wars R2D2 et ce qui se rapproche sans doute le plus des craintes que véhicule l’IA dans 1984, Big Brother. Ces trois derniers exemples sont du ressort de la fiction. La réalité mérite tout de même mieux, c’est-à-dire au moins quelques grammes de lettres dans un monde de data.

Pour ma part, s’il fallait très immodestement faire une proposition, je remplacerais le A d’ « Artificielle » par « Assistance », afin de bien montrer que l’humain entend rester le patron.  Pour le I, on pourrait garder « intelligence », mais le réattribuer à l’humain. Ce qui pourrait donner : « Assistance Cognitive », ou « Intelligence Complémentaire ».

Le débat public sur le sujet ne fait sans doute que commencer. En France, le Rapport à venir du député Cédric Villani devrait en être un des importants jalons. Il s’appuiera notamment sur une consultation citoyenne. Entre les enjeux économiques, technologiques et éthiques, le sujet pointe un besoin inédit de prospective et requiert à la fois les spécialistes les plus sérieux et les généralistes les plus imaginatifs. Parce que le meilleur de l’intelligence humaine se trouve peut-être finalement là, dans  la capacité à lier les deux dans un dépassement créatif.

AB

Claude Revel: de l’intérêt général et de la responsabilité de l’entreprise à l’ère numérique

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Claude Revel, Conseillère maître à la cour des comptes et ancienne Déléguée interministérielle à l’intelligence économique

-Vous avez publié au printemps dernier dans le cadre du Cercle Turgot un texte sur l’Intérêt général, en partant du constat que la notion était aujourd’hui quelque peu « ringardisée ». Pourquoi ?

Comme je le dis dans le livre, l’image du concept d’intérêt général est aujourd’hui quelque peu « ringardisée », car elle est associée à une gouvernance rigide, à l’inflation législative et réglementaire et à la multiplication des aides et des impôts. Il a aussi, c’est vrai, trop souvent été capté par une classe, qu’on appellera la nomenklatura, que ce soit comme en ex-URSS ou de manière plus atténuée en France, qui l’a utilisé dans son propre intérêt pour maintenir ses rentes de situation et son pouvoir. Mais le concept a fait l’objet également d’une contre-influence particulièrement professionnelle de la part de la pensée anglo-saxonne dominante, celle du « Consensus de Washington », très libérale. Il n’y a eu alors personne en face pour le défendre.

L’influence a été menée par les organismes internationaux dominés par cette pensée (FMI, Banque mondiale, CDE), par les grands think tanks de Washington relayés par certains en UE. Le comble est qu’aujourd’hui aux Etats-Unis mêmes, une pensée nouvelle est née depuis une vingtaine d’années, notamment chez des anciens de ces organismes, comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, fondée sur plus de recherche du « public good » ou « common good », mais que nous appliquons en France et en Europe comme nombre de doctrines qui sont déjà remises en cause par leurs auteurs.

On pourrait aussi critiquer le libéralisme dévoyé, qui conduit aux mêmes résultats que l’excès d’Etat, à savoir la formation de monopoles, qui tout comme leurs confrères publics, instaurent par tous moyens des situations de rente et dictent leur loi comme les GAFAM. Mais on le dit moins parce que ces monopoles-là sont souvent issus du monde anglo-saxon, dont la pensée est dominante dans les media et les relais d’opinion de la plupart des pays et des organisations internationales économiques depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

-En quoi la révolution numérique et les entreprises qui la mènent posent-elles un défi à l’acception française habituelle du concept d’intérêt général ?

A partir des usages de l’internet, du développement des réseaux sociaux et des moyens financiers monstrueux que leur ont donné la puissance oligopolistique de quelques plateformes comme lieu de circulation de l’information et donc d’attraction de la publicité ainsi que l’utilisation commerciale des données des internautes, avec l’appui des Etats (GAFAM pour les Etats-Unis et BATX pour les Chinois) , les puissances numériques privées jouent habilement avec l’absence ou l’inadaptation des règles et avec une aspiration des individus à la « liberté numérique ».

Celle-ci est en fait très bien canalisée, pour finalement capturer la valeur et servir les intérêts propres de ces grands groupes, commerciaux mais aussi parfois idéologiques. Certains d’entre eux ont des objectifs politiques très pensés, proches de ce qu’on pourrait appeler libertaires, refusent la notion d’Etat, défendent des valeurs fondées sur l’égoïsme et les rapports de force. On revient en fait au droit féodal avec des seigneurs qui vous défendent si vous êtes leurs vassaux et pourraient peu à peu imposer leur vision, sans autre légitimité que leur pouvoir financier et leur connaissance technique prédictive établie sur des milliards de données. Les Etats sont assez lamentables face à eux. Au lieu de s’unir, certains vont jusqu’à nommer un Ambassadeur auprès des GAFAM, car ils défendent tout de même l’intérêt collectif de leurs citoyens. Heureusement, l’Union européenne est en train d’évoluer très vite sur ces sujets, mais elle a besoin des Etats pour la soutenir.

Dans la visée européenne que vous évoquez, que(s)l critère(s) retenir pour placer l’équilibre optimal entre liberté du marché et prise en compte des intérêts stratégiques des citoyens et des Etats ? 

Je les ai définis dans le livre Pour remettre le concept d’intérêt général en phase avec les défis du XXIe siècle tout en en conservant l’essence, il nous semble nécessaire de le réformer en distinguant trois niveaux : la finalité générale de bien commun (philosophique), la doctrine d’emploi qu’est l’intérêt général et ses outils : marché, service public, nationalisation, privatisation… à utiliser avec discernement et de manière dynamique. Une intéressante analyse publiée en novembre 1991 dans la Harvard Business Review montrait que la privatisation peut servir l’intérêt commun comme elle peut lui nuire. Jean Tirole souligne, entre autres, l’importance primordiale de l’incitation individuelle dans la recherche du bien commun[1].

La question du curseur est ensuite essentielle. Qui dit doctrine d’emploi dit critères, pour éviter au maximum la décision arbitraire ou instrumentalisée. Les critères de la potentielle intervention de l’autorité publique seront nécessairement stratégiques, donc liés au long terme et aux éléments vitaux de la collectivité, à savoir sécurité, non dépendance, protection des actifs immatériels (éducation, recherche, santé) nécessaires à la production des richesses, niveau de la solidarité… pour l’affronter. La subsidiarité est un autre critère, d’une part entre Etats et acteurs responsables, d’autre part entre outils. L’outil de fonctionnement naturel est le marché encadré par des règles souples, mais d’autres sont à utiliser quand celui-ci échoue, à l’instar du libéral Royaume Uni qui n’a pas hésité à nationaliser temporairement des banques.

Dans ce contexte, la notion de responsabilité, qui a émergé comme une clé de la gouvernance de l’entreprise, devient un apport très intéressant à la doctrine classique de l’intérêt général. Celle-ci s’accommode parfaitement de l’action d’acteurs privés et associatifs responsables qui expriment leurs intérêts et en même temps contribuent à la recherche du bien commun, à condition qu’ils respectent un cadre de comportement que seule peut mettre en place une autorité publique issue de l’élection, aujourd’hui l’Etat, pour l’instant source majeure de légitimité.

[1] Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016

Joël de Rosnay: « le Macroscope reste le livre fondateur de l’analyse systémique »

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Joël de Rosnay, Docteur es Sciences, biologiste, prospectiviste et écrivain est Conseiller du Président d’Universcience

Qu’est-ce que le Macroscope ? 

Trente ans après sa parution, Le Macroscope reste le livre fondateur de l’analyse systémique en France. Cette analyse facilite la compréhension et l’étude de l’infiniment complexe, comme le microscope facilite l’étude de l’infiniment petit et le télescope celle de l’infiniment grand. Le macroscope est un outil virtuel permettant la compréhension et le management de la complexité. L’approche systémique est appliquée dans le Macroscope à trois domaines fondamentaux: l’énergie, l’information et le temps.

L’approche analytique se concentre sur les éléments, la systémique étudie ce qui relie ces éléments. C’est aussi une perception globale, qui intègre la durée et qui permet de jouer sur des groupes de variables de façon simultanée par le biais de la simulation. De plus, si l’approche analytique est adaptée à l’action programmée, l’approche systémique ouvre les perspectives de l’action par objectifs.

Vous avez écrit le Macroscope en 1975. Comment le relisez-vous aujourd’hui à la lumière des progrès technologiques et organisationnels réalisés depuis 40 ans ?

L’application de l’analyse systémique à l’énergie, l’information et le temps, a débouché sur de nouveaux concepts comme la bio-industrie, l’éco-énergétique, l’écotechnologie ou encore Internet, décrit à l’époque dans le chapitre « Vers la société en temps réel » comme un système mondial d’interconnexions entre les cerveaux des hommes et ceux des ordinateurs.

Appliqué à l’écosystème, le macroscope a permis, dès 1975, de souligner l’importance du réchauffement climatique avec le rôle des activités humaines dans la production de CO2

L’approche systémique du Macroscope a mis également en lumière la notion de seuil avec émergence de propriétés nouvelles, comme l’intelligence collective, l’intelligence artificielle et la robotique. Des sujets d’une grande actualité en relation avec le fin du travail ou le sens de la vie.

En quoi le Macroscope peut-il être aujourd’hui un outil précieux au service des décideurs publics et privés ?

Il faut tenir compte des interdépendances et de la dynamique des évolutions. En contraste avec l’approche analytique cartésienne traditionnelle. Il faut aussi prendre en compte la notion de symbiose. La symbiose est un mécanisme à la base de la complexification des systèmes. Son fonctionnement s’inscrit dans une  spirale au sein de laquelle peuvent intervenir les décideurs : Par exemple, des agents (ou des idées, des projets) capables de se reproduire évoluent avec leur environnement. Les interactions qu’ils ont entre eux, par l’intermédiaire d’autres agents ou des réseaux de communication, aboutissent à des structures, comportements et organisations diverses. La mémorisation de ces nouvelles structures ou de ces mécanismes évolutifs, que ce soit par codage chimique (dans le cas des molécules, par exemple) ou par la culture (pour les sociétés humaines, par les « mèmes », gènes culturels selon Richard Dawkins) assure la transmission des informations aux nouveaux agents.

Cette spirale de la complexité peut être vertueuse ou négative selon que l’agent s’adapte ou non aux fluctuations de l’environnement. Il existe alors trois évolutions possibles pour chaque système complexe : 1) Le désordre s’accroît plus vite que la capacité du système à remettre de l’ordre : c’est la désorganisation et la disparition. 2) L’auto-organisation et l’entropie (le désordre) se compensent : c’est le statu quo. 3) L’auto-organisation du système augmente plus vite que l’entropie : c’est l’accroissement de la complexité.

Le macroscope est un outil essentiel pour le management de la complexité car il permet au décideur de tenir compte des trois types d’évolution des système complexes, comme l’entreprise ou un organisme public et de le faire évoluer dans le temps.

Luc Ferry: « il faudrait placer la réflexion sur l’innovation au cœur de la question politique »

 

Luc Ferry

Vous enseignez sur la 3° Révolution industrielle, sous l’intitulé : Penser le XXI° Siècle. Au-delà de vos divergences d’interprétation avec Jéremy Rifkin, quels sont pour vous les principaux enjeux économiques de cette nouvelle phase du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés ?

Nous vivons, en effet, la troisième révolution industrielle, celle du numérique et de l’intelligence artificielle. Elle a deux retombées majeures, avec des conséquences économiques gigantesques : d’un côté la technomédecine, de l’autre l’économie « collaborative », avec Airbnb, Blablacar, Uber, etc. Un idéologue américain, Jeremy Rifkin, prétend qu’on entre dans  l’âge du partage, de l’accès, de la fin de la propriété, du profit et du capitalisme. Pure imposture intellectuelle ! C’est tout l’inverse. Nous vivons une dérégulation massive. Les hôteliers en concurrence avec Airbnb ont des salariés, des charges sociales, des normes incendie, handicap, etc. Les particuliers n’ont pas ces obligations, ce qui crée une situation de concurrence déloyale qu’il va falloir réguler.

Nous n’allons pas vers la fin du capitalisme, mais vers un super-capitalisme accompagné de superprofits, de dérégulation, de marchandisation et de dumping social. Les avantages sont énormes, les dangers aussi.  Quel modèle politique de régulation souhaitons-nous mettre en place ? Il serait à mon sens absurde d’interdire des initiatives nouvelles qui rendent des services incontestables. Il faudra trouver des compromis justes. Mais il faudra aussi mettre en place une protection sociale du travailleur indépendant. La création du compte personnel d’activité me paraît une bonne idée. Il s’agit d’attacher enfin  les droits sociaux au travailleur, pas à son seul contrat de travail. Dans le mouvement incessant de création-destruction des emplois que la troisième révolution industrielle va accélérer, il est urgent de comprendre que ce sont les personnes qu’il faut protéger, pas les « postes ».

Vous mettez l’accent sur l’importance pour demain, de la régulation, notamment dans le domaine des NBIC. Si Prométhée était aujourd’hui directeur de l’innovation, quelle figure de la mythologie pourrait l’accompagner dans la régulation de ses activités ?

Comment choisir dans ces potentialités offertes à l’humanité ? Il faudra sûrement le faire, mais réguler sera très difficile pour trois raisons : les nouvelles technologies sont très complexes,  ultra-rapides et  qui plus est mondialisées ce qui rend les législations nationales obsolètes. La technorévolution fera alors exploser le tourisme médical. Seule une régulation européenne, voire mondiale, peut avoir un sens.

La Commission et le Parlement européens se sont déjà saisis du problème, dans deux grands rapports consacrés au tranhumanisme et aux NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et cognitivisme), mais sans connexion avec les Etats nationaux, rien ne sera possible. A l’échelle de la France, il faudrait placer  la réflexion sur l’innovation au cœur de la question politique. Pour le moment, les GAFA (Google, Apple, Amazon et Facebook) sont tous américains. C’est toujours avec un temps de retard que l’Europe découvre les problèmes posés par la troisième révolution industrielle. C’est pour tenter de les faire comprendre et tirer la sonnette d’alarme que j’ai écrit mon livre sur la révolution transhumaniste.

Vous avez publié il y a quelques mois avec Clotilde Bruneau et Giuseppe Baiguera  le premier volet d’une série de Bandes Dessinées sur les mythes grecs. Quels liens peut-on faire entre le mythe de Prométhée et les révolutions industrielles ?

Le mythe de Prométhée, par exemple, tel qu’il est exposé par Platon,  est à l’origine d’une idée géniale, l’idée moderne de liberté. Après avoir gagné la guerre contre les Titans, l’Olympe est trop calme et les dieux commencent à s’ennuyer. Pour les distraire, Zeus demande à Prométhée de créer les mortels.

Avec eux, par le jeu des générations, il y aura à nouveau de la vie, de l’histoire, des êtres à aimer et à punir. Prométhée, dont le nom signifie « celui qui pense en avance », va se mettre à la tâche, quand son frère Epiméthée, « celui qui réfléchit après coup », le supplie de le laisser se faire la main sur les animaux. Avec de la terre et de l’eau, il façonne des figurines, des archétypes des espèces animales auxquelles il attribue des places spécifiques : les oiseaux dans les cieux, les poissons dans l’eau, les mammifères sur la terre ou sous elle, comme les taupes, etc. Et il leur accorde des dons particuliers : griffes, ailes, nageoires, fourrure pour lutter contre le froid, carapace pour les plus lents, etc.

Finalement, il construit un écosystème parfait…sauf qu’il ne reste rien, ni archétype, ni dons, ni place spécifique pour les humains ! Ils naissent tout nus, sans ailes, sans griffes, ni fourrure, ni carapaces. Ils nagent mal, ne courent pas très vite, ne volent pas. Or c’est précisément parce que l’homme n’est rien, qu’il va devenir tout : il fabriquera des armes, des vêtements, des maisons, des bateaux et le rêve d’Icare se transformera plus tard en avion.

Pour cela, Prométhée a dérobé le feu chez Héphaïstos et les techniques chez Athéna, faisant au passage de l’être humain la seule espèce vivante capable de dévaster l’ordre cosmique, ce pourquoi il sera puni par Zeus. L’idée que, parce que je ne suis rien de programmé au départ, je peux, et même je dois, inventer librement ma destinée deviendra le thème majeur des philosophies de la liberté, de Rousseau jusqu’à Sartre. Comme Zeus, l’écologie contemporaine voudra punir ce Prométhée déchaîné, stigmatiser la démesure, cette hybris qui caractérise l’espèce humaine depuis qu’elle s’est dotée de la technique. Voilà un  exemple de mythe dont les connotations contemporaines dans la troisième révolution industrielle sont sans fin.

 

« Aider les entreprises à aller le plus vite et le plus loin possible »

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Laurent Dumas-Crouzillac, Associé chez Cap Horn Invest

Vous investissez  dans des startups qui transforment, par le digital et les nouveaux usages, des marchés traditionnels en pleine mutation. Pouvez-vous citer quelques exemples de ces marchés et le type de mutation qu’ils subissent ?

L’ADN de notre fond, c’est d’aider les entreprises à aller le plus vite et le plus loin possible. Nous nous appuyons sur des individus qui ont des compétences, une expérience, un carnet d’adresse et du temps, pour aider nos entreprises à ouvrir des portes, prendre des bonnes décisions stratégiques etc. Aujourd’hui nous avons un club de 200 personnes qui sont investisseurs chez nous.

Voici deux exemples d’entreprises dans lesquelles nous avons investi. La première s’appelle Finalcad. C’est une entreprise du BTP, qui est un des secteurs les moins digitalisés et qui en France a une productivité du travail en décroissance. Jusqu’à présent, les chefs de chantier allaient faire des relevés de réserves chaque semaine sur le chantier avec classeur et stylo pour mesurer, photographier et faire un rapport aux contractants. Finalcad permet au chef de chantier de faire ses relevés de façon numérisée, sur tablette. Cela a l’avantage que tout le monde ait accès au chantier en temps réel. Grâce au big data, les équipes savent quel type de réserve doivent appeler de la vigilance. En termes de retour sur investissement, on présume que la rentabilité d’un chantier peut être augmentée jusqu’à 7 %.

Le plan sera en BIM (maquette numérique) et les responsables auront une carte d’identité de l’historique de construction du bâtiment, indispensable pour gérer et maintenir le bâtiment.

Un autre exemple de société dans laquelle nous investissons s’appelle Vekia. Le problème des Retailers étant l’optimisation de leurs flux logistiques, ils doivent être le plus possible en flux tendu pour éviter les stocks tampons et améliorer leur BFR. Vekia est une énorme base de données localisée chez le retailer ou dans le cloud, qui en fonction de la consommation des clients prévue et de donnés externes (méteo, période de l’année, …) font une prévision des besoins de stock par point de vente, de façon si précise que l’on arrive à avoir un flux quasi tendu avec des gains de BFR très importants.

On voit bien que sans digitalisation ni big data, ces deux solutions seraient impossibles. On gagne en précision et en finesse, que ce soit sur un chantier ou dans le retail,  à la fois sur du qualitatif et du quantitatif.

 

Pour une start up, quels sont les enjeux de développement, après le stade de l’amorçage ?

Une fois qu’elle a fait son amorçage, une entreprise dispose d’un produit qu’elle vend, de clients et d’une petite équipe qui a besoin d’être structurée. Après un round A, l’enjeu pour elle est la commercialisation de l’outil. Souvent, les financements sont accordés pour permettre à l’entreprise d’atteindre ses objectifs de chiffre d’affaires, de récurrence, de développement des produits et de staffing, sans être encore dans des enjeux de rentabilité. Dans un deuxième temps et après des phases d’approximativement un an et demi, il y a souvent des rounds B, C, D…

 

Quelles sont les évolutions possibles du secteur du capital investissement en France et en Europe pour être au plus près des besoins des entreprises innovantes ?

Il y a là deux sujets. L’un est international et l’autre de terrain. A l’international, aussi étonnant que cela puisse paraitre, il n’y a pas, à ma connaissance, de fond qui permette d’ouvrir des portes partout en Europe. Il y a des fonds qui sont présents dans plusieurs pays, dont certains se disent européens, mais ils n’ont pas vraiment d’horizon européen. Si le besoin des entreprises innovantes est d’avoir un accompagnement de terrain plus proche de leur financier, cet accompagnement se doit à un moment d’être international, ce qui manque aujourd’hui.

Cet accompagnement de terrain, c’est ce que nous essayons de faire avec notre réseau externe. Certains vont plus loin, notamment les fonds américains, qui ont des surfaces plus importantes et  poursuivent cette logique d’embaucher des gens avec des compétences spécifiques d’accompagnement et de conseil en interne. Ils vont embaucher un chasseur de tête, un CFO, un expert de la Big Data ou de la cybersécurité. Ces personnes auront des missions de conseil auprès des entreprises en portefeuille pour débrouiller tel ou tel sujet.

En France, certains essaient de faire cela. Mais pour l’instant, c’est assez embryonnaire. J’ai rencontré des fonds américains qui, à peine ont-ils investi dans l’entreprise, dépêchent des équipes de consultants pour mettre en place les meilleurs pratiques du fonds et délivrer de la valeur. A ma connaissance, il n’y a aucun européen qui sache faire cela.

Or je crois que le sens du métier de financeur d’entreprise technologique va vers cela. Avec la maturité du marché et la concurrence, ceux qui gagneront sont ceux qui attireront les meilleures entreprises.  Il y a là-dessus deux écoles. L’une va dans cette direction. L’autre, plus assise sur leur renommée, ne souhaite pas changer leurs habitudes professionnelles. Les challengers, dont nous sommes, souhaitent clairement aller vers cela.

Les entreprises traditionnelles vont-elles réussir à mener leur transition ?

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Gilles Babinet, vous venez de publier un livre qui explique que la révolution en cours est à la fois productive, sociale et anthropologique. Quelles sont ses conséquences actuelles sur les organisations ?

Les conséquences sont avant tout managériales. Les entreprises de type digitales sont plus décentralisées, plus plates et valorisent plus le capital humain des collaborateurs. Elles peuvent faire cela  à la hiérarchie se substitue  la transparence et la synchronisation qu’induisent les plateformes.

Mais ce sont des ruptures assez brutales et les entreprises innovantes sont très différentes des entreprises traditionnelles. Lorsque je rencontre les CEO d’entreprises du CAC 40 qui me demande « comment faut-il engager une transition digitale ? », je les interpelle en leur demandant s’ils sont prêts à mettre leurs bureaux au milieu d’un open space entourés de leurs collaborateurs ? C’est une allégorie évidemment, mais elle illustre bien le choc systémique que représente le management de demain.

La différence de culture est donc tangible, quelle que soit la taille de l’entreprise. Je crois que les grands groupes vont avoir des difficultés à adopter ces modèles tant leur culture managériale, issue du XXème siècle, est forte. Pour les ETI et grosses PME, ce sera sans doute plus facile. Pour autant, la question qui me reste à la fin de l’écriture de ce livre est un doute : les entreprises traditionnelles vont-elles arriver à conduire leur transition ?

Selon les secteurs, je crois que les entreprises ne pourront plus faire l’économie d’engager leur transition numérique. Cela sera très lié à la personnalité des dirigeants des entreprises. Le doigté managérial sera déterminant. La capacité à promouvoir les talents en interne, à installer des mécanismes de formation intelligents, à aller chercher sur les marchés mondiaux les compétences pertinentes sera déterminant.

Le passage de l’entreprise tayloriste à l’entreprise plateforme requiert à la fois technologie et changement de culture.  Quels sont, pour un dirigeant, les éléments à prendre en compte pour initier une démarche de transition ?

La première chose, c’est d’avoir une volonté irrévocable. Beaucoup de dirigeants sont très enthousiasmés, puis recrutent un CDO et… le laissent s’en occuper seul. Cela ne fonctionne pas ainsi. Il faut un courage managérial énorme pour dire : « il n’y a plus de direction du marketing, mais du marketing au sein des produits. Il n’y a plus que des modes projets organisés autour du client, ou encore il faut modifier les hiérarchies en promouvant des personnes qui ne sont pas au sommet ». Ce sont des grosses ruptures.

Mais je crois que la première chose est la capacité à se mettre en posture de risque et d’acceptation de l’échec. Les entreprises qui arrivent à faire cela sont rares.  Volonté et culture du risque et de l’innovation sont plus des variables d’état d’esprit et de stratégie que d’implémentation technique.

Il y a je crois deux enjeux, indissociables l’un de l’autre : l’un est industriel et un l’autre managérial, qui revient à former les gens ; en fait, initier un système de données en mode plateforme et modifier les processus décisionnels dans l’entreprise.

Culture du pitch, design thinking, pilotage par analytics… Pour une ¨PME ou une ETI, comment migrer vers le management « ambidextre » des organisations digitales ?

Dans la dernière partie de mon livre, je suggère un modèle de transformation. Pour des PME ou ETI, former le dirigeant est impératif. Beaucoup de dirigeants pensent que ce n’est pas pour eux, alors que ce sont les premiers concernés dans l’entreprise. Ensuite, cela se diffuse dans l’entreprise.

Il y a certaines choses à ne surtout pas faire, comme nommer un CDO, le laisser s’occuper des réseaux sociaux et lui interdire de toucher aux métiers. Cela revient à ne pas lui donner une mission qu’il n’aura pas les moyens de remplir.

A ne pas faire non plus, mettre son innovation au cœur des processus de production. Il faut lui donner de la respiration, sinon, elle se fait « cannibaliser »par les processus traditionnels. C’est la théorie du virus que je décris dans le livre.

Avec une innovation trop isolée, les gens qui restent au sein de l’organisation « traditionnelle » vont se sentir ostracisés. Si celle-ci est trop proche des processus traditionnels, elle va se faire au contraire cannibaliser. Il faut donc une vraie subtilité dans le management pour y arriver.

De la même manière, le projet industriel et le projet managérial doivent être débattus. Il me semble que c’est souvent ce qui fait que cela  marche ou pas. Il faut du consensus en interne, pour que le projet de transformation digitale soit partagé.

 

 

Créativité et innovation

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À l’occasion de la sortie du livre, “On se fait un brief ?”, de Ghislain d’Orglandes, partenaire d’Astrovia, a eu lieu mercredi 7 décembre une soirée table ronde chez Usine IO, lieu dédié à l’innovation et à la co-création.

Une présentation originale par l’auteur, Designer de Marque et cofondateur de l’agence Twid, d’un livre qui consiste à proposer une double entrée sur le brief : un regard client et un regard créatif. Deux entrées et deux points de vue pour un seul brief partagé,  celui qui formera le socle d’un projet réussi.

S’en est suivi une discussion animée avec quatre experts aux visions complémentaires issus de la communication, du marketing et du design. Des interventions sur leurs expériences de briefs réussis mais également des recettes applicables dans un univers professionnel en perpétuel mouvement.

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Avec

  • Gérard Caron, fondateur de l’agence Carré Noir et rédacteur en chef d’Admirabledesign
  • Éric Cothenet, qui après des fonctions de Directeur Marketing & DG est aujourd’hui General Manager d’Akiolis
  • Delphine Leteurtre, qui après des fonctions de manager de l’innovation chez Décathlon, est aujourd’hui Coloriste de Matière Grise
  • Sixtine d’Avout, qui après des fonctions de Directrice de la Communication de Michel et Augustin, est aujourd’hui Responsable du Département Communication 360˚ chez A.S.O (groupe l’Equipe)

On retiendra que dès le brief il est important de faire passer le coeur d’une marque, et plus largement de remettre de la créativité au sein de l’entreprise.

Par ailleurs, le concept  de « cré-activité », qui suppose créativité dans l’initiation d’une démarche mais aussi dans l’intelligence des procédés résonne  avec l’alignement qu’Astrovia prône entre études, stratégie et démarche d’influence.

Une table ronde éclairante sur le brief, ce moment décisif de lancement d’un projet, qu’il soit dans le design graphique, industriel ou toute autre projet impliquant des acteurs de cultures professionnelles différentes et complémentaires.

Brianna Smith

« Les intellectuels doivent reconstruire une philosophie du progrès au 21ème siècle »

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Comment selon vous l’innovation va sauver le monde ?

Ce titre est une provocation car l’innovation, en elle-même, est neutre. Seule l’innovation couplée à une philosophie renouvelée du progrès permettra de sauver le monde, d’où le sous-titre du livre.

Aujourd’hui le monde a la technologie, certains pays ont l’économie, quasiment personne n’a de philosophie. La technologie peut en théorie résoudre les grands problèmes de santé publique, d’environnement ou de mobilité. Encore faut-il une bonne politique économique pour que ces inventions deviennent des innovations qui généreront des emplois et dont chacun pourra profiter. Mais pour que ces grandes vagues d’innovation, c’est-à-dire de destruction-créatrice pour reprendre la terminologie schumpétérienne, ne déstructurent pas la société et ne dégénèrent pas en conflit, les intellectuels doivent reconstruire une philosophie du progrès au 21ème siècle, c’est-à-dire sans la naïveté des lumières. Sinon les opinions publiques iront chercher des réponses à leurs craintes de l’avenir dans le nationalisme politique et le fondamentalisme religieux.

Quelle est la profondeur de la mutation induite par les NBIC ?

Les NBIC auxquelles il faut ajouter la robotique et l’imprimante 3D représentent une vague de destruction-créatrice inédite à l’échelle de l’histoire de ces 10000 dernières années pour deux raisons. La première est liée au potentiel de déstabilisation de ces innovations.

Les biotechnologies modernes remettent en cause le fonctionnement de nos systèmes de santé et de nos Etats-providence. La robotique couplée et l’intelligence artificielle vont faire muter le travail humain comme jamais. La deuxième raison, c’est que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une mutation technico-économique opère à l’échelle de la planète, alors que la révolution industrielle ou la Renaissance étaient géographiquement circonscrites. Aujourd’hui, le monde entier est concerné. Regardez le développement des start-ups en Afrique, sans parler, évidemment, de l’Asie, le continent le plus technophile.

En quoi l’Intelligence Artificielle est-elle, comme vous dites, une « blessure narcissique » pour l’humain et comment la surmonter ?

C’est Freud qui, dans son introduction à la psychanalyse, introduit la notion de blessure narcissique. Selon lui, les grandes périodes de progrès scientifiques comme la révolution copernicienne ou Darwin sont des périodes dépressives pour l’humanité car elles remettent en cause la façon dont l’humain se perçoit. C’est très exactement ce que nous vivons avec l’intelligence artificielle qui vient nous concurrencer sur le terrain de la raison et de la prise de décision. Nous la surmonterons en comprenant que la machine, aussi perfectionnée soit-elle, et l’humain, ne sont pas substituables mais complémentaires. Ce qui nous permettra aussi d’aborder la question du travail sous un autre angle. En effet, tant que subsistera une différence entre l’homme et la machine, ce seront des facteurs de production complémentaires, et les investissements technologiques nécessiteront autant d’investissements en capital humain, en emploi….

Pierre Gattaz: « Se transformer collectivement en Christophe Colomb »

Mr Pierre Gattaz, President du MEDEF, à Paris, le 28 Janvier 2015. Photo by © Christophe Guibbaud
Pierre Gattaz, President du MEDEF, à Paris, le 28 Janvier 2015. Photo by © Christophe Guibbaud

Lors de vos dernières conférences de presse vous évoquez « l’entreprenalisme ».  De quoi s’agit-il ?

L’entreprenalisme, c’est donner la possibilité à tout un chacun d’entreprendre sa vie. Cela peut être fonder une famille, bâtir un club de football, acheter une maison… ou créer son entreprise. L’entreprenalisme est une démarche qui vise à donner de l’espoir mais aussi à permettre de réaliser ensuite son projet. En bref, c’est un espoir qui se matérialise par une concrétisation.

Deuxièmement, l’entreprenalisme est politiquement moins connoté que le libéralisme. Entre un libéralisme qui peut avoir des excès, en termes de financiarisation, de brutalité et un socialisme bien souvent immobile et démotivant, il y a l’entreprenalisme qui vise à redonner la possibilité aux gens de transformer leur projet en « entreprise ». C’est associer la performance économique à l’épanouissement humain. Il s’agit donc d’un libéralisme humain, de sens et de valeur.

Selon vous, la « Troisième révolution industrielle » n’est-elle qu’industrielle ?

C’est une mutation industrielle au sens large du terme, comme on parle d’industrie bancaire ou de service. Le sens large de l’industrie, c’est le fait de créer, de produire et de vendre. C’est la démarche de mettre quelque chose en processus. Cette révolution industrielle, que nous sommes en train de vivre est celle des NBIC- nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Elles vont modifier en profondeur l’industrie elle-même et faire émerger cette industrie de logiciels, de services et de plateformes. Je crois que c’est un tout. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit bien d’une révolution qu’il faut préparer, anticiper et comprendre. Internet va tout révolutionner, y compris la façon dont mon entreprise, Radiall, va fabriquer ses connecteurs et composants.

Parmi les questions que je dois me poser dès aujourd’hui, il y a celles-ci : mes clients vont-ils continuer de m’acheter mes produits dans dix ans, ou vont-ils préférer me les louer ? Est-ce qu’ils ne voudront pas que je les leur donne en contrepartie d’un contrôle des flux à l’intérieur des connecteurs ? Vont-ils évoluer avec des capteurs de données et avec le big data en toile de fond ? Comment vais-je fabriquer ces composants ? Mes clients auront-ils des imprimantes 3D qui leur permettront de fabriquer mes connecteurs sans que je leur livre quoi que ce soit, sauf les logiciels à télécharger ?

A un autre niveau cela interroge la relation que je veux avoir demain avec mes clients, avec mes fournisseurs, avec mes actionnaires. Qu’est-ce que le numérique va changer dans tout cela ? Chaque entreprise est confrontée aujourd’hui à ces questions qui concernent à la fois les produits, les processus, les relations et la stratégie de développement.

Le Medef accompagne les entreprises dans leur transition vers l’âge « numérique ». Quels freins faut-il selon vous lever en priorité ?

Le frein principal, c’est toujours la peur du changement. Pour moi, l’être humain se sent vraiment bien quand cela ne change pas. Cela peut être vrai pour les hommes politiques ou pour certains chefs d’entreprise qui ont vécu 30 ou 40 ans dans un domaine particulier qui n’a pas beaucoup bougé, où l’on a cultivé un business plan et vendu produits et services sans véritable révolution. Ce n’est plus possible aujourd’hui. L’idée est donc d’expliquer cette révolution, qui nous concerne même lorsqu’on produit des composants électroniques. On le voit aujourd’hui avec les taxis, le tourisme, le e-commerce etc.

Enfin je dirais qu’il nous faut collectivement nous transformer en Christophe Colomb. On ne sait pas exactement ce que l’on va trouver au bout du voyage, mais il ne faut pas avoir peur de partir et d’être ouverts. Pour des gens d’une génération plus ancienne, cela revient à oser s’entourer de jeunes d’une génération plus familière de ces changements. C’est en conjuguant le savoir-faire et l’expérience des seniors avec l’innovation et la créativité des jeunes ayant des talents disruptifs qu’une entreprise peut intégrer une précieuse force de transformation et de croissance.